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Rhapsody suivit lentement le couloir glacial grisâtre en cherchant furtivement du regard tout Bolg qui se serait aventuré dans le saint des saints. Il y avait longtemps qu’elle n’avait pas passé une nuit dans le Chaudron, et elle ne savait plus quand avait lieu la relève de la garde, le prétexte trouvé par les sentinelles pour aller jeter un œil dans les appartements privés d’Achmed.
Elle avait enfilé un peignoir à capuche sur sa longue chemise de nuit bleue, et elle portait un gros panier de sucreries provenant du bazar de Sepulvarta, autant de présents destinés à sceller sa réconciliation avec une Jo devenue distante et irascible. Avec un peu de chance, l’adolescente serait seule et ouverte à la proposition d’un bavardage nocturne entre filles. Elle cala le gros panier sous un bras et frappa au battant.
La porte finit par s’ouvrir, et Jo lorgna par l’entrebâillement. Rhapsody déglutit en la voyant si émaciée, morose et maladive. Ses cheveux couleur paille s’étaient assombris et avaient perdu leur lustre. Elle regardait sa visiteuse sans paraître la voir. « Oui ?
— Est-ce que ça va, Jo ? Tu n’as pas l’air dans ton assiette.
— Si, répondit sèchement la jeune fille avant de baisser les yeux sur Rhapsody. Que veux-tu ?
— Ah, eh bien, j’ai pensé que nous pourrions passer une soirée entre nous, comme autrefois ! Tu me manques, tu sais ? J’ai besoin de ta présence et de nos bavardages. Si tu ne t’en sens pas le courage, je n’en serai pas froissée… »
Elle avait laissé mourir sa phrase, en raison de sa gêne.
Jo la dévisagea puis parut se détendre.
« Bien sûr, entre… »
Elle ouvrit la porte en grand et Rhapsody lui tendit le panier. « C’est pour toi. Je connais ton péché mignon. On trouve à Sepulvarta un confiseur qui prépare des fruits confits incomparables et… »
Elle s’immobilisa, sous le choc. L’appartement autrefois chaotique, encombré d’un éparpillement d’objets divers destinés à offrir autant de cachettes à ses biens les plus précieux, était désormais aussi bien tenu que le sien. Et elle ne voyait nulle part les centaines de petites bougies qu’elle lui avait offertes. Une unique lanterne diffusant une douce clarté ainsi qu’une odeur délétère les avait remplacées.
Jo prit le panier et s’assit en tailleur, pour dresser l’inventaire de son contenu. Rhapsody sortit la cruche d’hydromel aux épices et emplit les deux petites tasses qu’elle avait glissées dans les poches de son peignoir, pour poser celle de Jo sur la table de chevet et emporter la sienne vers les coussins amoncelés de l’autre côté de la pièce. Elle s’y installa et but une gorgée, dans l’espoir que le breuvage aiderait à amorcer une conversation qui s’annonçait pour une fois difficile à engager. Cela avait toujours été un excellent moyen de détendre l’atmosphère, avec Oelendra.
« Que s’est-il passé, ici ?
— Rien », répondit Jo en prenant ce que contenait le panier pour l’étudier de façon superficielle et mettre de côté ce qui l’intéressait le plus. Rhapsody but encore, en se demandant ce qui était survenu à Jo, autrefois si enthousiaste qu’elle eût plongé dans ce monceau de présents pour les éparpiller autour d’elle. « La routine, tu sais ; mater des rébellions, capturer et assujettir des villages, assurer la formation des militaires. Rien qui soit digne d’intérêt. » Elle sélectionna un cornet en papier de grains de raisin confits et lança à Rhapsody un sachet d’abricots secs.
Rhapsody vit Jo fourrer quelques grains dans sa bouche, en remarquant qu’elle avait laissé de côté les friandises les plus sucrées, celles qui auraient eu autrefois sa préférence. Elle s’est assagie, tout simplement, déduisit-elle en essayant de chasser l’appréhension qui hérissait ses cheveux sur sa nuque, et elle respira plus aisément dès que l’idée se fut formée dans son esprit. Évidemment ! Jo mûrissait, elle devenait une femme. Une prise de conscience qui la rassurait et l’attristait à la fois.
« Je me suis dit que nous avions besoin de nous changer les idées, toi et moi, déclara-t-elle en retirant le ruban noir pour démêler ses tresses avec les doigts. Nous pourrions nous rendre quelque part, un endroit agréable, seulement nous deux. Qu’en dis-tu ? »
Jo mit un autre grain de raisin dans sa bouche.
« Sais pas. Qu’en penserait Ashe ?
— Il a des affaires à régler, répondit Rhapsody en baissant les yeux sous son regard scrutateur. Il ne risque pas de s’ennuyer, en tout cas. En outre, je l’ai informé de mon désir de rester seule avec toi. »
L’adolescente s’étira et cala ses bras sous sa tête, sans faire de commentaire.
« Veux-tu que je t’interprète quelque chose ? demanda Rhapsody dans l’espoir de détendre l’atmosphère. J’ai ma flûte.
— Si ça peut te faire plaisir. »
Rhapsody prit le petit instrument et entama un air plein de douceur, des improvisations vagabondes. Elle empruntait des notes apaisantes et mélodieuses aux chants de la forêt et des clairières. Elle vit l’expression de Jo perdre de sa dureté. Au rythme de la danse des ombres engendrées par la lanterne, elle tissa un air délassant qui se répandit dans la pièce pour réconforter sa cadette.
Dès que Jo parut un peu plus à son aise, Rhapsody ajouta de vagues suggestions à sa mélodie, pour l’inciter à parler de ce qui la tourmentait. L’affection que lui inspirait Jo était trop profonde pour qu’elle utilise un enchantement musical qui l’eût poussée à révéler des choses contre son gré, mais elle n’avait aucun scrupule à lui adresser quelques encouragements.
« Rhapsody ?
— Oui.
— Je peux te poser une question ? »
Rhapsody se pencha sur les coussins, ravie. « Oh, bien entendu ! Comme toujours, d’ailleurs. Que veux-tu savoir ? »
Jo se redressa pour la regarder dans les yeux. « Comptes-tu épouser Ashe ?
— Certainement pas ! »
La lumière de la lanterne dansa sur les traits de Rhapsody, sans souligner la moindre tristesse.
« Pourquoi ?
— C’est un sujet que nous n’avons même pas abordé, tant les raisons sont nombreuses. Il est de sang royal alors que je ne suis qu’une paysanne.
— Une paysanne ? Je te croyais duchesse d’Elysian ! »
Rhapsody lui lança un coussin au visage, heureuse de voir renaître leur camaraderie. « D’accord, j’appartiens à la noblesse firbolg. Ce qui, soit dit en passant, me donne un statut inférieur à celui d’un bouseux cymrien.
— Des prétentieux, fît Jo. Pendez-les haut et court et ils continueront de prendre de grands airs ! »
Elle but son hydromel puis se resservit. Rhapsody tendit sa tasse et Jo la remplit.
« Je peux te demander autre chose ?
— Bien sûr.
— As-tu beaucoup souffert, quand tu as perdu ta virginité ?
— Non.
— Tu en as eu, de la chance.
— Pourquoi, Jo ? » Rhapsody sentait son ventre se glacer. « Est-ce que… Tout va bien ? »
Jo haussa les épaules.
Rhapsody la dévisagea. L’inquiétude l’assaillit aussi brutalement qu’une vague déferlante. « Qu’as-tu à me dire, Jo ? Que tu n’es plus vierge ?
— Non, répondit Jo sans détacher le regard de la cloison. Et j’en souffre encore. Je ne me suis jamais sentie comme avant, depuis. »
Rhapsody s’approcha d’elle et s’assit sur le lit, pour prendre dans ses bras cette adolescente qui était plus grande qu’elle. Elle caressa ses cheveux et déposa de tendres baisers sur son front, en la berçant pour la réconforter et lui dissimuler son expression.
« Où veux-tu en venir ? Explique-moi ce qui ne va pas. »
Jo restait muette, et Rhapsody recula pour mieux la voir. Jo voulut se détourner et Rhapsody appliqua avec douceur sa paume sur sa joue, pour la regarder droit dans les yeux.
« Dis-le-moi, Jo ! Quoi qui ait pu se passer, tu peux compter sur moi. »
Jo ne sortit pas de son mutisme, et Rhapsody remarqua son air hagard, son teint terreux, la maigreur de son visage et de ses mains. « Je ne peux rien garder dans l’estomac, déclara-t-elle enfin. Ce que je ressens dans mon ventre est bizarre, à longueur de temps. Tout mon corps me fait souffrir, tout est douloureux. »
Rhapsody cilla, afin de retenir des larmes. Elle posa doucement la main sur le ventre de son amie, pour y chercher une nouvelle vie. Si elle découvrit effectivement une vibration, celle-ci était anormale, contre nature. Elle eût tenté d’approfondir son analyse, si Jo n’avait repoussé sa main.
« Non, Rhapsody, je ne suis pas enceinte. Laisse-moi tranquille.
— En es-tu certaine ?
— Oui. Maintenant, arrête ! »
Jo se leva et traversa la pièce, en emportant son verre d’hydromel.
« Désolée, Jo. Tu sais que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour t’aider. Je connais un grand nombre d’herbes et de racines capables d’atténuer tes souffrances. Accompagne-moi en Elysian où tu pourras prendre un bon bain chaud…
— Tout va bien, insista Jo avant de boire une bonne gorgée du breuvage ambré. Tout indique que, pour une première fois, l’expérience a été un peu… brutale, un peu violente. Ça ira mieux dans quelques semaines, j’en suis certaine. »
Des paroles qui glacèrent Rhapsody. Comme de la gêne qui eût empourpré son visage, la colère grandit en elle et manqua la faire suffoquer.
« Jo, je regrette. Suis-je restée absente si longtemps ? J’aurais aimé être ici pour t’assister, afin que tu aies quelqu’un à qui te confier. Où je veux en venir, c’est que je n’aurais jamais supposé que tu avais un petit ami. »
Jo se tourna vers elle et la regarda dans les yeux, sans ciller. « Je n’ai personne, Rhapsody. En fait, c’est toi qui l’as. »
Rhapsody la dévisagea sans comprendre. Jo continua sur sa lancée et les paroles se bousculaient dans sa bouche, tant leur hâte d’en sortir était grande. « C’est Ashe, Rhapsody. Je regrette. Une seule fois.
— De quoi parles-tu donc ?
— C’est Ashe, répéta Jo dont l’expression se durcissait. J’ai eu des rapports avec lui, la nuit de la réunion, quand j’ai fui la salle du conseil. Il est parti à ma recherche et il m’a rejointe dans la lande. Je présume qu’il ne t’a rien dit ? »
Rhapsody était privée de voix et livide.
« C’est bien ce que je pensais, ajouta Jo en voyant son amie blêmir et fuir son regard. Il a dû te raconter qu’il ne m’avait pas vue, c’est ça ? Le salopard ! J’ai tenté de le repousser, mais il est resté. Et, eh bien, nous sommes passés à l’acte. Je dois avouer que j’ai plutôt aimé ça, même si l’expérience a été éprouvante. Je doute de pouvoir me souvenir un jour de son visage, pendant qu’il me pénétrait en me faisant perdre la tête. Sincèrement, Rhapsody, je ne vois pas ce que tu lui trouves. Tu n’as donc rien de mieux à faire que le laisser assouvir en toi ses besoins ? »
Des paroles qui eurent sur Rhapsody l’effet escompté, car elle se mit à pleurer. Elle se leva et lissa le dessus-de-lit, comme dans un état second.
« Tu devrais dormir, conseilla-t-elle à Jo sans la regarder. Je vais aller te préparer un tonique que je t’apporterai au matin. » Jo la vit reprendre son ruban et sa flûte traversière, avant de ressortir de la chambre en refermant sans bruit la porte derrière elle.
Ashe se redressa dans le lit lorsque la porte de la chambre s’ouvrit doucement. Il s’était attendu à ce que Rhapsody reste auprès de Jo, et son expression traduisit le plaisir que lui procurait son retour. Il repoussa aussitôt sa capuche et lui tendit les bras, mais ce fut sans dire un mot qu’elle alla suspendre son peignoir dans la garde-robe.
« Rhapsody ? » Il se souleva sur un coude pour faire basculer ses pieds sur les dalles froides du sol. « Est-ce que ça va ? »
Elle se tourna pour le regarder et le choc le métamorphosa sitôt qu’il vit ses larmes.
« Aria, que s’est-il passé ? »
Il voulut se lever mais elle avança les mains pour l’en dissuader.
« Je t’en prie, reste où tu es », fit-elle avant de croiser les bras sur son ventre, comme prise de nausées.
« Que s’est-il passé ? Te serais-tu disputée avec Jo ? »
Rhapsody se rapprocha de lui de quelques pas, les bras refermés sur sa taille. « Elle dit que vous avez fait l’amour la nuit de la réunion, là-haut sur la lande qui surplombe la gorge. »
Ashe blêmit avant qu’indignation et fureur ne se déversent en lui comme les eaux d’un fleuve en crue. Rhapsody sentit l’air se charger d’électricité quand le dragon se cabra. Elle appliqua le bout de ses doigts sur ses lèvres à l’instant où il ouvrait la bouche pour protester de son innocence.
« Ne dis rien, je t’en prie. Je sais que les choses ne sont pas telles qu’elles le paraissent. » Ses larmes étaient aussi nombreuses que des gouttes de pluie et elle tremblait.
Elle avait rendu ses dénégations superflues, et il la prit dans ses bras pour l’attirer et la serrer contre lui en caressant sa chevelure lustrée, écartelé entre la rage suscitée par ce mensonge et la joie profonde que lui procurait une telle confiance en lui.
« Pourquoi a-t-elle fait ça ? Pourquoi veut-elle nous nuire, te faire tant de mal ? Tu crois qu’elle désire se venger parce que nous avons attendu pour lui parler de nos sentiments ? »
Rhapsody se redressa pour le regarder droit dans les yeux et, pour la première fois depuis leur rencontre, il constata qu’elle cédait à la peur.
« Non, répondit-elle en tremblant. Je pense qu’elle a eu affaire au Rakshas. »